Décrypter l’intelligence vivante de l’émotion

« Les nourritures affectives » de Boris Cyrulnik

Fiche de lecture présentée par Sylvie Even (juin 2016) – PPLE 9

Boris Cyrulnik

Les nourritures affectives

Edition Odile Jacob poches
Paru en 1993
Biographie

1937 : Né à Bordeaux dans une famille d’immigrés juifs (son père, ébéniste, était russo-ukrainien et sa mère polonaise) arrivée en France dans les années 1930
1942 : Mis en pension pour lui éviter d’être arrêté par les nazis puis placé à l’Assistance publique où il est recueilli par une institutrice qui le cache
1944 : victime d’une rafle, il échappe à la déportation grâce à une infirmière. Pris en charge et caché par un réseau , placé comme garçon de ferme jusqu’à la Libération.
Ses parents meurent en déportation. Il est recueilli par une tante maternelle qui l’élève.
Cette expérience personnelle traumatisante l’a poussé à devenir psychiatre.
Dans les années 1960 : il fait ses études supérieures à la faculté de médecine de Paris   
1967-1969 : interne du service de neurochirurgie à Paris puis interne du service de psychiatrie  de l’hôpital de Digne
Jusqu’en 1979 il occupe le poste de médecin chef dans un service de post cure psychiatrique
1979 – 1991 : il s’installe comme psychanalyste à mi-temps tout en donnant des consultations au centre hospitalier intercommunal de Toulon où il créé un groupe de recherches en éthologie clinique
1995 – 1996 il devient directeur d’enseignement d’un DU de la faculté des lettres et sciences humaines de Toulon

Préambule

Son approche
Briser les dogmes
Réfléchir de manière intégrative
Se méfier des certitudes
Seulement 3 catégories de personnes qui ont des certitudes
= > les enfants ; ils ont tout à découvrir
= > les ignorants ; moins on a de connaissances, plus on a de certitudes
= > les fanatiques ; 1 certitude, la voix du chef

L’état d’esprit qui gouverne son discours
La perception du « JE »
= > JE suis sujet de mes émotions, de mon action, de mes pensées, de ma parole tel que je suis dans le réel
= > Je me fais une représentation de MOI ; c’est l’image que je me fais de moi
« JE » est non conscient, actionné par mon système nerveux
« MOI » est la représentation hyper consciente que je me fais de moi
Il existe une synchronisation entre ce que je sors de moi et de ce que je me représente de moi

L’affectivité telle que nous la présente Boris Cyrulnik
L’Affectivité comme tissu de l’existence où se mêlent le « JE » de l’action et le « MOI » des représentations conjugués au « NOUS » de l’altérité à travers 6 idées.
Celle de la rencontre amoureuse qui, nous dit-il, ne doit pas grand-chose au hasard.
Elle est plutôt la résultante d’interprétation de signaux où chacun va se projeter ou non en fonction de son histoire.
Il dit « Tout organisme établit avec son milieu des échanges constants, ce qui implique que son cerveau et ses organes sensoriels soient organisés de manière à percevoir dans le milieu extérieur des signaux utiles à notre milieu intérieur »
Ces signaux sont perçus par nos sens
La vue
« N’ayant pas la même histoire, nous n’avons pas les mêmes yeux, nous ne pouvons donc pas rencontrer les mêmes objets ! »
Lorsque nous croisons quelqu’un, cette personne n’est pas forcément un objet signifiant ; la valeur émotionnelle portée varie en fonction de notre histoire.
L’odorat
« L’odeur fonctionne comme une information souvent non consciente qui, d’emblée, présentifie l’absent avec l’émotion qui lui était associée ». (la Madeleine de Proust)

Chez l’animal c’est différent…
Exemple : Lorsque je reçois une personne chez moi, mon chien va conserver l’odeur de cette personne même quand cette dernière sera partie comme si elle était toujours présente alors que moi, être humain, je n’en aurai plus que le souvenir par l’émotion, parfois inconsciente, que je lui aurai attribuée.
La voix
Elle aussi contient bon nombre de signaux.
Lorsque nous parlons à quelqu’un au téléphone, nous pouvons deviner le sexe, l’âge, l’humeur, la culture, le niveau social de notre interlocuteur.
« … sitôt perçu, le signal renvoie une autre information non perçue et représentée ».
« Ce qui va faciliter la rencontre, c’est une émission sensorielle que l’organisme est apte à saisir, par contiguïté et similarité des deux équipements neuro-sensoriels. »
Au-delà des sens, il y a aussi l’apparence physique qui rentre en compte.
Le port de la barbe ou de la moustache en fonction de l’époque et de la culture a parfois une tout autre signification.
Exemple : la moustache en brosse des dictateurs les plus connus d’Amérique latine.
Les vêtements délivrent également des éléments sur sa position sociale.
« Tout vêtement serait ainsi un discours non verbal où les signes textiles remplaceraient les signes sonores de la parole ou ceux dessinés de l’écriture ».
Ces signaux que capte le regard vont également se transformer en signes.
Pour qu’il y ait rencontre il faut avoir été séparé (je reviendrai sur ce point un peu plus loin) et que chacun manifeste par ses signaux la même sensibilité.
« Ce qui s’exprime dans la rencontre amoureuse, c’est un discours émotionnel ».
Exemple : une femme attirée par « les chiens battus »
Pour qu’un rapprochement ait lieu, qu’il y ait synchronisation des émotions il faut se mettre en scène en respectant des codes ; la distance entre les corps, la posture, la gestuelle, la façon de parler…
Les animaux pour gérer l’émotion de la rencontre ont mis au point un rituel.
Rituel animal ex du chien qui va renifler le sexe de l’objet convoité et simulé un chevauchement, qui permet la synchronisation des émotions et le positionnement social.
Le rituel chez l’homme commence par un geste de salutation qui varie selon les cultures
= > Il y a création d’un espace émotif entre les locuteurs
Le regard, qui est la vue sensorielle la plus émouvante, constitue une alerte émotive qui va délivrer un message d’invite ou d’agression.
= > la réaction va dépendre du contexte et de l’histoire des personnes qui se regardent.
« Avant de se toucher, toutes les sensorialités ont créé le sentiment de la proximité.  Mais pour provoquer ainsi un moment de forte émotion, il a fallu déclencher les facteurs qui gouvernent les circuits du toucher : le sexe, l’âge, le statut social et l’histoire antérieure qui constituent les plus puissants organisateurs du toucher ».
La sensorialité de la rencontre est codée. Tous les sens ont un sens
« Tout est codé. Bien avant les sons qui permettent la parole, nos autres sens participent à la mise en signes du monde perçu. Un univers sans rencontre, un univers privé d’autres me laisserait seul, avec moi-même pour toute rencontre, toujours le même, sans surprise, sans émotion, jusqu’à la routine, l’engourdissement et la non-vie avant la mort.
La rencontre créé un champ sensoriel qui me décentre et m’invite à exister, à sortir de moi-même pour vivre avant la mort. C’est pourquoi il y a toujours quelque chose de sensuel dans la rencontre qui m’excite et qui m’effraie, comme la vie ».
« Mais dès que je sors de moi pour aller à la rencontre d’une femme, la sexualité pointe son nez, elle donne la vie et tout est à reprendre ».

Ce qui nous amène à la 2éme idée qu’il nous expose…
Produit de cette rencontre, la communication du fœtus avec sa mère.
Il souligne l’importance de l’interaction mère – enfant.
Le contexte dans lequel est né le désir d’enfant va influer sur l’enfant à naître ; mais aussi les projections que vont faire les parents à partir de leur propre histoire ; la vie de la mère pendant la grossesse, si le père est présent ou non ; le contexte familial, social…

Au cours de la grossesse, les odeurs que respirent la mère, qui parfument le liquide amniotique, influent sur le rythme cardiaque du fœtus ou le fait changer de posture. Il en garde des traces inconscientes et c’est pourquoi à la naissance il se rassure dans l’odeur de sa mère et devient vigilant dans une autre odeur.
La résonance des fréquences graves des paroles de la mère agit comme un toucher sur le fœtus, le stimule et l’encourage à explorer avec ses mains et sa bouche.
« Quand la mère parle, le bébé la goûte ».
La peau du fœtus reçoit les vibrations émises aux moindres changements de posture, de crispations de la mère comme des messages auxquels il se synchronise en changeant de position.
Au 9ème mois, c’est lui qui prend l’initiative de ses comportements.
Il s’agite quand elle se détend.
L’activité de la mère rythme la journée du petit ; cette rythmicité constitue pour lui un objet sensoriel qui structure sa perception du temps.
B. Cyrulnik parle d’autisme fœtal si les interactions mère-enfant ne permettent pas au temps de devenir un objet sensoriel, les sens n’auraient pas le temps de prendre sens.
La mère créé une écologie affective très différente selon qu’elle est hyperactive ou alanguie, stressée ou sécurisée.
Expérience des rattes enceintes – Jacques Cosnier – Professeur émérite fac de Lyon
Taper sur la cage
Offrande de nourriture
= > le moindre bruit faisaient sursauter les petits nés de la mère dont la cage avait été tapée un coup de sifflet, objet de stress, les menaient jusqu’à la convulsion alors que les autres petits nés de la mère à l’offrande mettaient beaucoup plus de temps à réagir
Si la mère n’est pas sécurisée, le moindre bruit devient un stress pour le bébé.
C’est le malheur de la mère qui transmet le stress à l’enfant (absence de père, guerre, précarité).
Lorsque le bébé naît il est déjà personnalisé par son profil comportemental, son émotivité et ses premières représentations mentales.
Il arrive dans un monde déjà structuré par un mythe dans lequel il va se construire.
L’enfant s’imprègne de la culture qui le façonne. La culture est introduite dans la façon dont on l’accueille.
Il est façonné par la représentation qu’on a de lui, notamment en fonction du sexe auquel il appartient.

La 3ème idée qu’il développe concerne l’appartenance de l’enfant
« Un nouveau-né qui n’appartient pas est condamné à mourir ou à du mal à se développer. Mais un enfant qui appartient est condamné à se laisser façonner par ceux à qui il appartient. Le plaisir de devenir soi-même, de savoir qui on est, d’où on vient, comment on aime vivre, passe par le lien qu’on tisse avec les autres. »

Tout d’abord… quelle est la part de l’inné et de l’acquis ?
Difficulté à séparer l’héréditaire de l’hérité même chez les animaux
Expérience : Les singes macaques répertoriés implantés sur une île
Une des mères a un jour lavé des patates douces et les a salées en les trempant dans l’eau de mer.
= > un nouveau rituel a été socialisé et est transmis à chaque génération
Parmi les humains, il y a de petits transporteurs de sérotonine (neurotransmetteurs) qui sont de ce fait des êtres hypersensibles ; tout les touche.
En milieu stable, c’est un facteur d’émotions et de sensibilité
Mais en milieu de précarité, c‘est un facteur de vulnérabilité ; ils auront plus de mal que les autres à faire face aux épreuves
Il y a des déterminants génétiques (sexe, couleur de peau) mais il n’existe pas de programme génétique
= > la biologie et le milieu s’intègrent
« L’appartenance a 2 pôles : la familiarité et la filiation.
La familiarité s’alimente de biologique, de mémoire et de sensorialité quotidienne alors que la filiation s’alimente de culture.»

Pour exister l’enfant a aussi besoin d’appartenir à un groupe à une culture.
« Le « JE » ne peut exister sans un « NOUS auquel il appartient. »
 « Quand on ne sait pas d’où l’on vient on ne peut pas savoir où l’on va ».
Que l’enfant appartienne à celui qui l’a engendré, à celle qui l’a porté où à une structure plus large selon les cultures, la connaissance de ses origines est ce qui va structurer son temps.
En l’absence d’appartenance, certains se tournent vers les sectes qui leur fournissent une raison de vivre.
Le monde pour être structurant a mis en place des rituels.
Si les rituels ne peuvent s’instaurer la violence apparaît.
C’est la 4ème idée

Le rituel constitue une structure homéostatique.
Mais pour qu’il y ait conscience de la violence il faut que les mondes se comprennent.
Ex : chat et la souris
La représentation de l’évènement est différente chez le chat, la souris et l’humain.
Les animaux ne sont pas violents tant que les processus biologiques et écologiques sont équilibrants
Ex : Goeland avance avec un poisson
= > rituel qui représente un geste filial
Si on fait tomber le poisson et que l’on modifie l’aspect de l’approchant
L’autre prend peur = > plus le repère du rituel
= > il fuit ou il devient violent
« L’animal peut modifier son comportement à partir d’informations sensorielles alors que l’Homme répond à ses propres représentations au nom d’un idéal ».
Ex : une lionne qui se dirige vers un point d’eau ne sera pas une menace pour le gnou à ses côtés car la priorité du moment pour la lionne est l’eau
Ex : dans un acte raciste lorsque la représentation de l’Autre évoque la haine, le bourreau n’a pas conscience de la violence car son seul but est d’agir selon son idéal.
= > il répond à ses propres représentations et non plus à ses perceptions
Mais si cette personne avait rencontré l’Autre dans un autre contexte, s’il l’avait connu, sans doute aurait-elle éprouvé une émotion à l’idée de lui faire du mal.
« Chez l’Homme la représentation d’un monde peut exister en dehors de toute perception alors que chez l’animal les deux processus restent associés ».
Pour que les rituels puissent s’exprimer, le milieu ne doit être ni trop pauvre ni trop riche
Trop pauvre, le manque de stimulations extérieures entraîne un appauvrissement du milieu ; le corps devient le seul objet du monde extérieur et conduit à un repli sur soi-même
Ex : les animaux d’un zoo ne peuvent pas respecter leurs rituels en raison d’un environnement restreint par rapport à leur milieu naturel
= > conduit à la frustration, génère du stress
Trop riche, l’hyperstimulation ne laisse pas le temps aux émotions de s’exprimer
Ex : une population de rats dans une cage ; ils se reproduisent mais quand le nombre devient trop important pour l’espace les rituels n’ont plus le temps de s’installer et ils régulent en s’entretuant
= > conduit à une désorganisation des rituels
Dans cette autre forme de violence qu’est l’inceste, plus particulièrement l’inceste mère-enfant, c’est la fusion qui s’établit entre la mère et l’enfant qui empêche l’enfant de se détacher de sa mère. (Développement de la 5ème idée)
L’enfant par la non-présence du père ou de tiers de référence représentant l’interdit n’a pas pu être suffisamment sécurisé pour aller chercher à l’extérieur des nourritures culturelle, sportive, intellectuelle ou affective. L’objet sexuel ne peut se différencier de l’objet affectif.
Il est impensable car le lien mère-enfant est d’abord biologique ; elle l’a porté. Une structure sensorielle les unit. Tandis que le lien père-enfant s’établit, selon la culture, comme une parenté proche.
Dans le cas d’un confinement affectif, comme une mère sans stimulation extérieure avec un enfant qui comble l’absence du père, l’enfant n’aura d’autres choix pour fuir l’inceste que de haïr sa mère.
L’homosexualité permet d’éviter l’inceste et la haine.
Boris Cyrulnik nous montre comment les émotions qui gouvernent notre vie nourrie par la nécessaire interaction avec notre milieu, laissent des traces non représentées. (dernière idée présentée)
Ce que nous racontons dans le présent des faits passés n’est que la représentation que nous nous en faisons au moment où nous parlons à partir des informations qui auront été retenues de notre histoire affective.
Ce récit peut par conséquent changer en fonction de la personne à qui nous nous adressons, du contexte, le moment où l’histoire est racontée.
« Les notes prises au jour le jour donnent forme à l’impression du moment que l’on vit, mais c’est la relation du moment où l’on parle qui donne forme à nos souvenirs. Voilà pourquoi le palimpseste s’oppose au récit et pourquoi «  les récits sont des impostures » qui témoignent moins du réel passé que de l’intimité du narrateur. »

Exemple : Ana Novac Auschwitz. Lui a donné la force de survivre décollait affiche pour y noter ce qu’elle vivait.
Lorsqu’elle a retrouvé les 700 pages de son journal => différent de ce qu’elle avait raconté jusqu’alors.
Nous refoulons ce qui est indicible pour pouvoir continuer à vivre mais lorsqu’un évènement survient (choc, maladie,…) les évènements douloureux du passé peuvent resurgir.
Si un traumatisme n’a pu être raconté par l’obligation de se taire, par des interdits, l’évènement est revécu dans le présent comme lorsqu’il est survenu.

La chimère (Autobiographie d’un épouvantail – 7 janvier 2009)

Tout est vrai et pourtant l’animal n’existe pas…

Ce phénomène est appelé palimpseste*.
*Palimpseste : Parchemin dont la première écriture, grattée ou lavée, a fait place à un nouveau texte.
« Les évènements passés vivent en exil dans notre mémoire. Ils reviendront un jour si le présent ne les chasse plus. »

Il est fréquent chez les âgés.
Boris Cyrulnik parle d’effet palimpseste pour définir les traces enfouies dans notre cerveau quand l’appauvrissement du contexte réveille la mémoire du passé.
On entend dire que les âgés retombent en enfance… mais ce n’est qu’une interprétation de ce qui est perçu
Ex : une dame âgée est admise à l’hôpital après une petite chute.
Mais arrivée à l’hôpital elle se croît chez elle, elle ne situe pas ses perceptions dans le contexte.
Ensuite elle reconnaît son fils en la personne du médecin. Son monde se déshumanise.
Elle ne communique plus ; elle ne sait plus vivre dans un monde interhumain.
Alors elle s’attache à des objets inanimés. Elle s’endort avec une poupée, range son sac inlassablement, lisse son drap.
Puis la vie devenant purement végétative, elle ne mange plus, respire de moins en moins bien et s’éteint.
L’enfant, avec sa peluche, substitut de sa mère absente, l’imprègne de sens et de signification alors que pour l’âgé la peluche n’est qu’une chose sans affect.
Mais l’appauvrissement du contexte peut être limité par le récit.
Le fait de raconter, même si le récit est adapté à l’environnement, est une action.
L’âgé doit adopté une posture pour capter l’attention et raconter son histoire va lui demander un travail de maîtrise de ses émotions dans sa relation à l’autre.
« Le récit offrirait aux âgés ce que la fuite dans l’action offre aux adultes ».

Psychologie

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